« … comme aux huîtres le citron» [a]

par M.-H. Tusseau-Vuillemin, décembre 2022.

Un sujet pour le réveillon!

Pour ce réveillon, vous voulez éviter la politique, les dernières mesures sanitaires, les polémiques sur le spécisme? Optez pour les huîtres, bonne humeur garantie ! Le littoral français est le plus gros producteur d’huîtres d’Europe : 120 000 tonnes par an ! Toute la côte participe (mis à part l’outremer), mais la Normandie, la Bretagne et les Charentes dominent le match. C’est un sujet sérieux sur lequel il convient d’avoir un avis.

Huîtres à la mousseline de caviarHuîtres en gelée de champagneHuitres à la chantilly de foie gras

Anatole pose ses bourriches sur la table de la cuisine et considère qu’il a fait sa part du boulot. Prune ne peut pas faire de mal à ces pauvres bêtes, mamie Lucette a la main qui tremble… Oncle Georges s’y mettrait bien mais il s’est lacéré la main l’an dernier ! Allez, dépêchez-vous un peu d’ouvrir les douze dernières, tout le monde a envie d’en découdre.

Les grands remplacements des espèces d’huîtres.

Oncle Georges aurait préféré des plates ?  En 2022, ça ne va pas être facile. La quasi-totalité des 120 000 tonnes d’huîtres produites pour la consommation sont creuses (Crassostrea gigas). Les huîtres plates (Ostrea edulis) constituent pourtant l’espèce indigène, patrimoniale, dont la cueillette est séculaire. Pour varier les plaisirs, au dix-neuvième siècle, on importe des huîtres creuses portugaises (Crassostrea angulata). Et voilà qu’à la suite d’un accident de navigation, une cargaison est jetée à la mer. L’huître portugaise, à la croissance rapide, s’implante sur les côtes françaises. Les deux espèces cohabitent jusque dans les années 60. A cette époque, oncle Georges avait donc le choix entre les plates et les creuses !

Entre 1966 et 1971, la vigoureuse Crassostrea angulata est pourtant décimée par un iridovirus causant « la maladie des branchies ». Coup du sort ? La marteiliose[1] en 1968 puis la bonomiose[2] en 1979 terrassent Ostrea edulis en réduisant la production à 10% de ce qu’elle était. Ces parasites sont décrits  par des scientifiques de l’ISTPM, qui deviendra l’Ifremer en 1984.

De gauche à droite, Ostrea edulis, l’indigène, Crassostrea angulata, la portugaise, Crassostrea gigas, la japonaise

Ce sont de nouvelles huîtres creuses qui vont sauver la filière ostréicole. Cette fois-ci, l’importation est organisée. C’est très officiellement et depuis le Japon qu’arrive Crassostrea gigas, également vigoureuse, mais insensible au virus qui a ravagé angulata. Quant à Ostrea edulis, elle garde des amateurs, mais la production est très faible et chère, car la bonomiose sévit toujours, en dépit des recherches qui lui sont consacrées.

Ouf ! Il y aura des huîtres à Noël. Il y en aura même beaucoup : L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature considère Crassostrea gigas comme une espèce invasive à l’échelle mondiale[3] ! Les pays scandinaves, les Etats-Unis et l’Australie ne voient pas du tout d’un bon œil son apparition sur leur littoral. Les larves peuvent se déplacer jusqu’à 1300 km avant de se fixer, ce qui permet une extension rapide de la colonisation. De plus, le réchauffement climatique les a favorisées et depuis les années 90, elles prolifèrent, étouffant d’autres espèces (comme la coquille Saint-Jacques), détruisant les habitats naturels et rendant les rochers dangereux car coupants… Là, vous pouvez compter sur la cousine Prune pour se fâcher. Voilà un exemple parfait des dégâts de la mondialisation sur la biodiversité (identifié par l’IPBES), accentués par le changement climatique !

La gastro : vous la préférez  virale, bactérienne ou algale ?

La copine Maïté n’en démord pas : elle va ramasser ses huîtres elle-même, dans les rochers, c’est bien plus sain et c’est moins cher (et il y en a beaucoup, puisqu’elle est invasive !!!). Chaque année, elle vous en propose, et vous avez bien raison de décliner ! En période d’épidémie, les eaux usées du continent sont gorgées de bactéries et virus pathogènes humains. Les traitements des stations d’épuration n’en viennent pas toujours à bout et ils sont rejetés dans les rivières et les fleuves, surtout lorsqu’il pleut (tout comme les matières fécales des animaux). Leur prévalence n’est pas forcément toxique pour les baigneurs. En revanche, ils s’accumulent dans les coquillages (type moules, coquilles saint-Jacques, huîtres…) qui peuvent filtrer jusqu’à 120 litres d’eau de mer par jour en retenant les micro-particules ! Si on les consomme crus – et contaminés, on tombe malade, et la boucle est bouclée : ce sont nos propres pathogènes qui nous reviennent, après un petit séjour de mise en forme en milieu marin !

D’après De la terre à la mer. « Usual suspects » de la contamination microbiologique des coquillages, Euller G. et al., 2020. Crédits photos : wikipedia et Center for Diseases Control and Prevention.

Cette rétroaction positive contribue largement, au moment des fêtes, à la propagation des gastroentérites à norovirus. Cependant, pas de panique ! Les coquillages sont surveillés de près[4], conformément à la réglementation européenne (CE 2285/2015). En France, cette réglementation a même été étendue aux zones de pêche à pied afin de les inclure dans la surveillance.

Et pourtant à l’été 1983, de très nombreuses intoxications alimentaires inexpliquées conduisent à s’interroger sur de nouvelles micro-algues récemment apparues.  Et toc ! Mamie Lucette vous l’avait bien dit : on ne mange les huîtres que pendant les mois en R ! C’est en effet plutôt en été que se développent certaines micro-algues toxiques. Si le phénomène est connu depuis le début du siècle, c’est en 1983 seulement que seront identifiées formellement celles qui sévissent sur le littoral français.

Micro-algues

Ces micro-algues ne sont pas là en permanence, elles se développent ponctuellement, au gré des températures, des courants, puis disparaissent[5]. En 1984, l’Ifremer a mis en place, sur tout le littoral français, un réseau de surveillance des espèces phytoplanctoniques (le REPHY) qui existe toujours [6]. Les efflorescences sont détectées à leurs prémices et entraînent l’interdiction du ramassage des coquillages et la vente de lots de pleine mer dans les zones contaminées, au grand dam des ostréiculteurs qui ne disposent pas de circuit fermé. Il faut dire que les toxines associées aux efflorescences ont des arguments : paralysantes, diarrhéiques ou amnésiantes… sans parler des neurotoxines de Gambierdiscus (en outre-mer seulement) qui provoquent la ciguatera, maladie parfois mortelle.

Aucune intoxication grave n’ayant été recensée en France avant 1983, c’est seulement alors que la France se préoccupe de vérifier l’innocuité des coquillages, en-dehors des épisodes bactériens. Les connaissances sont balbutiantes. Les toxines ne sont pas encore identifiées, encore moins détectables ou quantifiables. C’est donc un test empirique, déjà utilisé au Japon[7] par le professeur Yasumoto, qui est optimisé pour les huîtres françaises en 1985. On injecte aux souris des extraits d’huîtres et l’on observe le temps qu’elles mettent à succomber…  C’est un protocole assez barbare, qui exige de sacrifier de nombreux animaux, ne désigne pas la cause de la toxicité des coquillages mais conduit régulièrement à leur retrait du marché. S’il a prévalu pendant des dizaines d’années, c’est que l’identification, puis l’extraction, la détection et la quantification des toxines s’est avérée extrêmement ardue et coûteuse. Pour les azaspiracides, par exemple, il ne faut pas moins de dix étapes de préparation de l’échantillon avant d’obtenir une signature quantifiable, au moyen d’un spectromètre de masse couplé à une chromatographie en phase liquide[8].

Ce n’est qu’à partir de 2004 que les chercheurs effectueront, en parallèle du test souris, un dosage quantifié des toxines. A plusieurs reprises, le dosage chimique s’avèrera négatif alors que les souris mourront… Mettant le feu à la profession, qui prend à parti les politiques (Prune et Maïté se retrouvaient aux manifs!). Lorsque le 1er janvier 2010, l’Europe donne son accord pour abandonner le test souris, les journaux titrent sur la victoire des ostréiculteurs[9] ! Est-ce une victoire pour les consommateurs ? Il est hautement probable que toutes les toxines ne soient pas connues (donc pas détectables chimiquement) et que les espèces phytoplanctoniques évoluent à court terme. Avec le recul, on considère en effet que l’apparition de blooms depuis les années 80 est une conséquence du réchauffement climatique et devrait s’accentuer.

Le dosage chimique cherche les toxines sous la lumière du lampadaire de nos connaissances mais ne nous préviendra pas de l’apparition de nouvelles molécules. Mais en tous cas, c’est une victoire pour les souris !

N’essaie pas de me faire manger des OGM !

Cette fois, c’est mamie Lucette qui fait cause commune avec Prune. Elles veulent être sûres qu’elles ne mangeront pas d’huîtres « des quatre saisons ».

Le tour de Gaule d’Asterix

On les confond souvent avec des OGM car elles sont obtenues en écloserie, en fécondant des femelles normales ou diploïdes (20 chromosomes) avec le sperme d’un mâle tétraploïde (40 chromosomes). Elles sont triploïdes (30 chromosomes), c’est-à-dire qu’elles ressemblent à s’y méprendre à des huîtres normales, mais sont stériles. Or, une huître stérile qui n’a pas à se préoccuper du sexe et de la reproduction grandit et grossit beaucoup plus vite, et surtout ne devient pas laiteuse en été. On peut donc la manger en toute saison, comme les sangliers !

Ce modèle a séduit plus d’un ostréiculteur mais pas tous les consommateurs, qui sont attachés au caractère artisanal du métier. Certains ostréiculteurs pensent aussi que les triploïdes sont responsables de l’herpès virus qui a sévi dans les années 2000.  Cependant, aucune observation scientifique n’est venue étayer ce soupçon. Ils craignent encore qu’elles n’envahissent le littoral (comme l’a fait C. gigas !). Mais cela est hautement improbable, car elles sont stériles !

Prune, elle, s’insurge contre la manipulation des animaux. Pour obtenir des animaux tétraploïdes, les ovocytes et le sperme prélevés sur des huîtres normales sont fécondés en présence de produits chimiques, ce qui produit des larves bi-, tri- et tétraploïdes que l’on peut trier[10]. En revanche, Anatole trouve ça génial : tout est contrôlé dans les écloseries, plus d’aléa dans la collecte du naissain, et à l’avenir, on pourra sûrement faire de la sélection génétique !

Le comité d’éthique de l’Ifremer a rendu un avis en 2004 sur le projet des triploïdes. Les sages n’ont pas travaillé sur la réification du vivant et sa manipulation génétique. Ce qui les a beaucoup plus inquiétés, c’est le bouleversement du tissu socio-économique provoqué par l’apparition des triploïdes. Désormais, tout oppose les artisans qui récoltent le naissain en mer, autonomes mais faisant avec les aléas inhérents et la variabilité naturelle des larves, aux aquaculteurs devenus clients des écloseries, et produisant un produit calibré et constant. Mais il est temps de passer au dessert, non ?


[a] « On dirait que la douleur donne à certaines âmes comme une espèce de conscience. C’est comme aux huîtres le citron. » Léon Bloy, exégèse des lieux communs.

[1] Causée par le parasite Marteilia refringens

[2] Causée par le parasite Bonomia ostrea

[3] Global Invasive Species Database (2022) Species profile: Crassostrea gigas. Downloaded from http://www.iucngisd.org/gisd/species.php?sc=797 on 06-12-2022.

[4] En France, c’est l’Ifremer qui prélève et analyse les coquillages (réseau REMI).

[5] C’est ce qu’on appelle une efflorescence phytoplanctonique, ou bloom en anglais.

[6] https://wwz.ifremer.fr/lerpc/Activites-et-Missions/Surveillance/REPHY

[7] L’aquaculture est très développée au Japon, qui est sujet à de fréquents blooms toxiques.

[8] Mémoire d’habilitation à diriger les recherches

[9] http://www.vedura.fr/actualite/6082-ostreiculteurs-obtiennent-fin-test-souris

[10]Les apports de la génétique dans la filière ostréicole française, Bulletin de l’académie vétérinaire de France, 2019, DOI : 10.4267/2042/70141.