Les carottes à la française.

Par M.-H. Vuillemin, polytechnicienne, chercheure en écotoxicologie, responsable du secteur “sciences de la Terre et de l’univers” au ministère de la recherche.

S’il y a un domaine scientifique dans lequel la France est particulièrement renommée, c’est celui des carottes. Non pas pour savoir très précisément à quelle température elles seront cuites, mais pour étudier l’histoire climatique de la Terre, c’est-à-dire la paléo-climatologie. Pour cela, on choisit des environnements où de la matière a été accumulée et préservée pendant de très longues périodes -on parle de millions d’années- et l’on creuse le plus profondément possible, un peu plus profondément que la carotte bio dans son limon !

Le record de la plus vieille carotte

En mer, c’est la France qui détient de très loin le record avec une carotte de 70 mètres obtenue en 2019 à bord du navire océanographique Marion Dufresne 2. La France fait vraiment la course en tête puisque nous sommes la seule nation à pouvoir faire plus de 40 mètres ! Avec 70 m de carotte, on accède, tout au fond, à de la matière issue de fragments végétaux et animaux déposés il y a 150 millions d’années !

Claude Lorius, une carotte dans la main

La glace parait plus accessible, car elle est à l’air libre. Mais elle apporte d’autres contraintes… d’une part, il fait froid (-30°C en moyenne à Concordia, l’été…) et rappelez vous comment Gérard Jugnot a dû faire pour ouvrir la porte de sa voiture dans les Bronzés font du ski… Imaginez vous manœuvrer un gigantesque carottier en métal ! D’autre part, la neige qui s’accumule et se tasse progressivement en glace est beaucoup moins dense que les sédiments marins. Il faut donc creuser beaucoup plus profond ! Les premiers forages franco-russes en Antarctique permettaient de remonter environ 150 000 ans d’histoire du climat dans les années 80. Mais aujourd’hui, on dispose de carottes de 3200m pour 800 000 ans et un projet européen est en cours pour couvrir jusqu’à 1,5 million d’années. Il ne sera pas possible d’aller plus loin en Antarctique car on sait qu’en-dessous se trouve un lac.

L’un des grands pionniers mondiaux de paléoclimatologie glaciaire fut Claude Lorius, directeur de recherches au CNRS, qui fête cette année ses 90 ans.

La une de Nature en 1985

Il a soutenu sa thèse de doctorat en 1963 sur l’utilisation du deutérium comme thermomètre isotopique. Ça ne ressemble pas du tout aux thermomètres que vous connaissez, ni à ce que vous croyez. Il faut une planète entière pour que ça fonctionne ! Le principe, c’est : des nuages qui se forment à l’équateur puis  voyagent jusqu’aux pôles, des pluies plus ou moins importantes au cours de leur chemin, et de la neige qui tombe en Antarctique pendant des millions d’années et se transforme en glace. Au final, en traquant très précisément la masse des molécules d’eau qui se trouve dans des tranches de carottes (de glace) très soigneusement découpées, on remonte à la température qu’il faisait au moment où la neige est tombée. C’est déjà génial… mais il y a mieux !

La légende veut qu’au cours d’un séjour en Antarctique, Claude Lorius se soit réconforté avec un whisky dans lequel il aurait jeté un morceau de précieuse glace. En observant distraitement le glaçon fondre et libérer quelques microbulles, il aurait eu cette fulgurance : ces bulles sont des fragments d’atmosphère qui ont été piégés dans la neige au moment où, tombée au sol, elle s’est tassée en glace.  En les analysant, on accède à la composition chimique de l’atmosphère de l’époque !

L'inspiration paléo-climatique dans un glaçon qui fond dans un verre de Whisky
L’inspiration?
Le climat évolue en parallèle avec le taux de CO2, sur 150 000 ans d'histoire.
Lorius et al., Nature, 1990
Les variations de température, CO2 et CH4 sur 150 000 ans
La glace piège des fragments de l'atmosphère

La mémoire dans les carottes

Et voilà que dans les milliers de mètres de carotte, on découvre, non seulement la succession des périodes glaciaires et interglaciaires, mais aussi les variations de dioxyde de carbone et de méthane, gaz à effet de serre notoires, parfaitement synchrones ! Pour faire cela proprement, il a fallu pas mal de travail, et c’est Jean-Marc Barnola, de la fine équipe Lorius-Jouzel, qui y est parvenu le premier. En effet, les bulles sont définitivement piégées quelques temps après que la neige est tombée, éventuellement quelques milliers d’années. Il fallait absolument traiter ce décalage pour ne pas se tromper d’interprétation. En 1987, l’article de Barnola et al. sort dans Nature et pose enfin les fondements scientifiques de la cause anthropique du réchauffement climatique. Il a été cité plus de 800 fois depuis. OK, c’est ridicule devant le nombre de fans du moindre influenceur, mais pour un article scientifique de 1987, c’est énoooorme !  C’est même, dit-on, ce qui a provoqué la création du GIEC en 1988.

Et pourtant ! En 1979, invité avec Haroun Tazieff, Jacques-Yves Cousteau et Paul-Emile Victor des « Dossiers de l’écran », Claude Lorius refusait de suivre Haroun Tazieff dans sa claire intuition du réchauffe

ment lié au CO2, de la future fonte des glaces et de l’élévation du niveau de la mer. Au concours des grincheux à la vue courte, c’est le commandant Cousteau qui obtenait la palme : « On commence à me casser les oreilles avec cette histoire de CO2 ![1]».

Malheureusement, il est maintenant bien établi que le réchauffement climatique va casser beaucoup plus que de pudiques oreilles !


[1] https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i15292844/claude-lorius-haroun-tazieff-paul-emile-victor-et-jacques-yves-cousteau-a

Un site internet est consacré à Claude Lorius www.claude-lorius.com sur lequel on trouve toutes ses publications, des photos et les références du film qui lui a été consacré.  Vous pouvez aussi revivre l’épopée des carottes de Vostok avec « Le dernier secret de l’Antarctique », de Jean-Robert Petit, chercheur, préfacé par Michel Rocard, aux éditions Paulsen.