Par M.-H. Vuillemin, polytechnicienne, chercheure en écotoxicologie, responsable du secteur “sciences de la Terre et de l’univers” au ministère de la recherche.
Rachel Carson, pionnière de l’éco-toxicologie et de l’écologie politique.
Printemps silencieux. Ce sont des mots qui sonnent comme une ballade douce et mélancolique de Simon et Garfunkel. En septembre 1962, c’est pourtant Rachel Carson qui est l’auteur de cet épais volume[1][2], dont les lecteurs du New Yorker ont eu un avant-goût en juin. Elle a choisi ce titre pour évoquer des forêts, des bocages, dans lesquels les oiseaux, les petits mammifères, les insectes sont morts en masse à cause d’un traitement chimique. Si la plus grande part du massacre reste invisible, elle est cependant perceptible dans un inhabituel silence.
Une pionnière
Rachel Carson est scientifique et dénonce dans son livre les conséquences des usages massifs et désordonnés des pesticides organiques développés après la guerre. Elle accuse l’industrie chimique de pratiquer intentionnellement la désinformation, mais elle reproche aussi aux agriculteurs leur désinvolture. Elle passe en revue les ravages causés par le DDT, mais aussi la dieldrine, le chlordane, l’endrine, l’heptachlore… A la différence de la classique « bouillie bordelaise », à base de cuivre, ou des arséniates de plomb, calcium, sodium, ces molécules sont créées par l’homme à partir de dérivés du pétrole. Carson qualifie l’industrie qui les produit de « fille de la seconde guerre », boostée par la perspective d’une guerre chimique. Ces substances sont fabriquées pour être toxiques, elles le sont donc, mais bien souvent au-delà de l’organisme cible, pour deux raisons principales : d’une part, le mode d’application n’est pas sélectif (on traite beaucoup par avion), d’autre part, ces molécules, souvent hydrophobes, s’accumulent au fil de la chaine alimentaire. Rachel Carson pointe avec insistance ce mode de dissémination, qui sera à l’origine, plus de quarante ans plus tard, de la convention de Stockholm sur les Polluants Organiques Persistants[3]. Elle pressent également les effets chroniques, les perturbations endocriniennes et les résistances à venir.
Rachel Carson est pragmatique et n’ignore pas que le DDT en particulier a d’abord permis de lutter efficacement contre le typhus et le paludisme[4]. Elle s’inquiète cependant d’un usage massif et injustifié des pesticides organiques qui provoque des ravages inattendus. Elle fait sien le conseil du dr. Briejer[5] : « Désinsectisez au minimum! » afin de limiter les impacts et l’apparition de résistances.
C’est tout le contraire qu’elle observe, lorsqu’en 1959, la guerre est déclarée au scarabée du Japon dans le Michigan. Onze mille ha sont traités par avion avec de l’aldrine en paillettes. « Cette offensive brutale et dangereuse était peu justifiée »[6]. Les oiseaux et les écureuils morts se ramassent par douzaines dans les jours qui suivent. Les habitants se plaignent d’irritations des voies respiratoires, parfois de vomissements. D’autres traitements suivront, qui ne viendront pas à bout du petit scarabée.
La même année, dans le sud de l’Indiana, des agriculteurs font traiter, par avion, leurs terres au parathion. Ils veulent supprimer les merles qui se nourrissent dans leurs champs de céréales. Soixante-cinq mille merles et étourneaux morts sont ramassés ! Curieusement, cette même année, la même idée brillante traverse l’esprit de Mao Ze Dong…
Une tempête à la mesure des enjeux
Rachel Carson savait qu’elle serait attaquée par les firmes agrochimiques à la parution de son livre[7] mais elle tint bon. Chacune de ses affirmations reposait sur des faits documentés et elle avait fait relire chaque chapitre par des spécialistes. Ses affirmations n’ont pu être mises en défaut qu’à coup de mensonges facilement démentis. Elle se savait alors très malade et mourra dix-huit mois après la parution du livre. On ne peut s’empêcher de voir dans sa détermination l’énergie d’un ultime combat. Faute de mieux, ses adversaires se replièrent sur une critique éminemment genrée et agressive à laquelle le public n’adhéra finalement pas.
La voix de Rachel Carson ne s’est pas éteinte à sa mort, en 1964 : en 1970, l’EPA (Environmental Protection Agency) est créée pour résoudre le conflit d’intérêt de l’administration chargée de l’agriculture, qui était responsable d’autoriser les traitements et d’en apprécier les effets. En 1972, après de multiples actions en justice, l’interdiction progressive du DDT aux Etats-Unis est actée. En 2001, la convention internationale de Stockholm, signée par 152 Etats, se donne pour objectif d’interdire douze polluants organiques persistants, parmi lesquels neuf pesticides identifiés dans Printemps silencieux.
Enfin, Rachel Carson a fissuré durablement le paradigme du progrès technologique et libéral qui animait les Etats-Unis de l’après-guerre. Elle a montré que la poursuite aveugle des rendements et des profits les plus élevés avait des conséquences qui n’étaient pas acceptables. On lui a attribué – comme à beaucoup d’autres ! – l’origine de l’écologie politique. Les écotoxicologues, en revanche, lui reconnaissent unanimement la paternité de leur discipline. A la suite des pionniers qui montrèrent que le DDT fragilisait les coquilles des oiseaux, ils identifièrent, dans les années 80, les perturbations endocriniennes sur les gonades de certains poissons dans la Tamise[9]. Dans les années 2000 encore, ils montrèrent que les néocotinoïdes perturbaient le système nerveux des abeilles qui ne retrouvaient pas leur ruche.
Lire Printemps silencieux en 2022 ?
C’est d’abord, pense-t-on, s’estimer heureux que ces temps barbares soient révolus.
Or, si Rachel Carson déplorait que 287 000 tonnes de pesticides soient produites dans le monde en 1960, que dirait-elle des 2,6 millions[10] de tonnes de produits a priori plus actifs utilisées en 2020 ? En France, d’interminables débats ont toujours lieu pour réglementer les conditions d’épandage à proximité des habitations et les outils aériens sont toujours autorisés[11].
Elle ne serait probablement pas étonnée de savoir qu’en 2019, dans sa première évaluation mondiale de la biodiversité, l’IPBES a affirmé que l’expansion agricole était le premier facteur direct de perte de biodiversité depuis les années 70.
S’agacerait-elle de l’utilisation du glyphosate, substance active efficace et peu onéreuse ? Au Canada, on l’applique juste avant la récolte pour dessécher sur pied les cultures de blé, lin, lentilles et autres. Les grains mûrissent plus vite, le produit est plus facile à manier mais conserve d’importants résidus. Qu’à cela ne tienne ! En vertu des accords commerciaux avec l’Amérique, l’UE a relevé les niveaux ! En France, un passage de glyphosate est devenu nécessaire avant la récolte des noisettes pour faciliter le ramassage motorisé au pied de l’arbre[12]. Se passer du glyphosate, c’est revoir tout un itinéraire technique.
Peut-être n’aurait-elle pas espéré, en revanche, que le centenaire de sa naissance, en 2007, donne lieu à tant de manifestations. Des milliers de personnes lui ont témoigné leur reconnaissance de par le monde. Mais pour certains, la rancune est tenace et fait perdre toute lucidité. Elle aurait sûrement frémi en s’entendant accuser du génocide de plus d’un million de victimes du paludisme [13], elle qui martelait qu’il fallait utiliser le DDT aussi peu que possible, afin qu’il garde son efficacité lorsqu’il était indispensable. Que l’on ne s’y trompe pas, si cette attaque provient du « Capitalism magazine », c’est bien parce que c’est ce modèle de production, aveugle et mortifère, qu’elle avait remis en question.
Après avoir calmement repoussé ces absurdités, elle aurait peut-être repris son souffle avant de retourner ces questions lancinantes, auxquelles il nous est encore difficile de répondre :
« Qui a placé dans l’un des plateaux de la balance les feuillages que le scarabée aurait volés pour se nourrir, et, dans l’autre, les pitoyables amoncellements de plumes multicolores, les dépouilles des oiseaux victimes de l’aveugle furie des poisons insecticides ? … Qui a décrété (…) que le bien suprême est un monde sans insecte, même s’il doit être aussi un monde stérile, privé de l’aile gracieuse d’un oiseau en vol ?[14] »
Elle aurait à nouveau averti que la chimie…
« arme aussi primitive que le gourdin de l’homme des cavernes, s’abat sur la trame de la vie, sur ce tissu si fragile et si délicat en un sens, mais aussi d’une élasticité et d’une résistance si admirables, capable même de renvoyer la balle de la manière la plus inattendue »[15].
- [1] Rachel Carson, Printemps silencieux, préfacé par Al Gore, Petite bibliothèque d’écologie populaire, 2009, 4ème édition française, Wild project, 343 pages. Vendu à plus de 2 000 000 exemplaires, traduit en 16 langues, Printemps silencieux n’est pas seulement un best-seller : c’est un monument de l’histoire culturelle et sociale du XXe siècle.
- [2] Roger Heim, le directeur du Muséum National d’Histoire Naturelle et président de l’Académie des sciences écrivit la préface de l’édition française de 1963.
- [3] http://www.pops.int/ signée en 2001, entrant en vigueur en 2004.
- [4] Le découvreur des propriétés insecticides du DDT, Paul Hermann, a reçu le prix Nobel de… médecine en 1948 !
- [5] Alors directeur du service de protection des plantes de Hollande, page 318
- [6] Printemps silencieux, 7. Inutiles hécatombes, page 131
- [7] elle le fût sauvagement, notamment par DuPont
- [8] Time et Desmoines Register, cités par Livia Gherson dans JSTOR daily, 21st February 2019.
- [9] M.-H. Tusseau-Vuillemin, 23 septembre 2020, les apports de la recherche sur le thème « santé-environnement », commission d’enquête parlementaire sur les politiques publiques en santé environnementale, https://www.dailymotion.com/video/x7wl4gj.
- [10] Tonnage multiplié par 9 en 70 ans
- [11]En Europe, cet usage a été interdit par une directive de 2009. La France a néanmoins continué de les autoriser par dérogations successives. Actuellement, subsistent des épandages expérimentaux par drones
- [12] Christian Huyghes, rapport de novembre 2017, Usages et alternatives au glyphosate dans l’agriculture française, INRA.
- [13] Rachel Carson’s Genocide, Capitalism magazine, by Keith Lockitch | May 23, 2007
- [14] Printemps silencieux, p. 171
- [15] Ibid p. 342
La COP15 de la biodiversité milite pour des lois plus contraignantes : https://www.businessfornature.org/cop15-business-statement
60 ans après le printemps silencieux, Dave Goulson publie Terre silencieuse, un manifeste sur la disparition massives des insectes, et comment empêcher leur extinction.
Comme il le dit dans son introduction, Rachel Carlson serait malade de voir à quel point ses avertissements ont été peu écoutés.